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Les livres ne se résument pas à des marchandises

J’ai une façon obsessionnelle de lire. Quand un écrivain me fait vibrer, non seulement j’essaye de lire tout ce qu’il a écrit mais je le relis encore et encore. Le temps passant, je remarque que ces écrivains qui m’ont donné envie d’écrire et avec qui, certainement, j’ai appris à le faire, résonnent toujours plus profondément. C’est ainsi que je relis régulièrement V. Woolf, Calvino, Cortazar, Borges, Yourcenar, Tolkien, Giono, Jaccottet et les redécouvre à chaque lecture. Ainsi, un seul livre peut être une source intarissable de connaissance, de plaisir, d’étonnement, de questionnement, de beauté.

Ces derniers temps, c’est le tour de Ursula K. Le Guin. Depuis des semaines que je vis à nouveau par ses textes (c’est ça, la lecture), je ne cesse de m’émerveiller. Dans mes recherches, je suis tombée sur son discours lors de la réception du National Book Awards pour l’ensemble de son œuvre. Et, une fois de plus, j’ai eu ce sentiment de concordance profond, d’affinité élective, de résonance. Et cette apaisante sensation de ne pas être seule dans la barque des « réalistes d’une réalité plus large ».

Que cette géante de la littérature contemporaine ait ressenti le besoin, à la fin d’une vie d’écrivaine couronnée de succès, de souligner la différence entre art et production marchande en dit long sur le statut économique et social de l’artiste ou plutôt sur son absence de statut.

Depuis des années maintenant, je me débats, comme nombre de mes camarades, pour essayer de vivre de mon métier d’écrivain, sans me trahir, sans trahir mes lecteurs. Vendre sans se vendre est une vraie question. Je vous laisse lire ou écouter Ursula qui, avec la concision, l’élégance et la justesse qui la caractérisent résume un certain nombre des préoccupations qui m’habitent.P.A.

Discours de Ursula K. le Guin lors de la réception
du National Book Awards pour l’ensemble de son œuvre

« C’est un plaisir de recevoir et de partager ce prix avec tous les écrivains qui ont été exclus de la littérature pendant si longtemps, mes camarades auteurs de fantasy et de science-fiction, les écrivains de l’imaginaire qui au cours des 50 dernières années ont regardé les grands prix décernés aux soi-disant « réalistes ».

Je pense que des temps obscurs arriveront lorsque nous serons en manque de voix d’écrivains qui envisagent des alternatives à notre mode de vie actuel. Qui voient clairs dans notre société sinistrée par la peur et ses technologies obsessionnelles. Qui envisagent d’autres façons d’être. Des écrivains qui imaginent même de réelles fondations pour l’espoir. Nous aurons besoin d’écrivains qui puissent se souvenir de la liberté, de poètes, de visionnaires, les réalistes d’une réalité plus large.

Aujourd’hui, nous avons besoin d’écrivains qui connaissent la différence entre la production de marchandises et la pratique d’un art. Le développement d’un matériau écrit pour convenir à des stratégies de ventes destinées à augmenter des profits d’entreprise et des revenus publicitaires, ce n’est pas précisément la même chose que l’édition responsable d’un livre ou son écriture.

Je vois les départements des ventes prendre le contrôle sur la partie éditoriale. Je vois mes propres éditeurs, embarqués dans une panique idiote d’ignorance et de cupidité, faire payer un livre numérique à des bibliothèques publiques 6 ou 7 fois plus qu’à un client lambda.

Nous venons de voir un affairiste essayer de punir un éditeur pour désobéissance et des écrivains menacés par des fatwas corporatistes. Et je vois beaucoup d’entre nous, les producteurs, qui écrivent les livres, qui font les livres, accepter cela, laissant les marchands nous vendre comme du déodorant et nous dire ce qu’il faut publier ou écrire.

Les livres ne se résument pas à des marchandises. La motivation du profit est souvent en conflit avec les objectifs de l’art. Nous vivons dans le capitalisme, ses pouvoirs semblent incontournables. Mais c’était pareil pour le droit divin des rois. Les êtres humains peuvent changer et résister à n’importe quel pouvoir humain. La résistance et le changement commencent souvent dans l’art et très fréquemment dans notre art, l’art des mots.

J’ai eu une longue et belle carrière en bonne compagnie. Aujourd’hui qu’elle touche à sa fin, je ne veux vraiment pas voir la littérature américaine partir à vau-l’eau. Nous, qui vivons de l’écriture et de l’édition, voulons et devrions exiger notre part équitable des recettes. Le nom de notre belle récompense ce n’est pas le profit, son nom c’est la liberté. »

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6 commentaires

laureline 8 mai, 2021 - 1:42 pm

Comme ces mots résonnent en moi, ils me ramènent quelques années en arrière, quand, du haut de mes vingt ans j’ai pris la décision de faire de ma passion mon métier. Que de peurs et de longs chemins encore à parcourir !

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Pauline Alphen 14 juillet, 2021 - 6:21 pm

Chère Laureline,
Oui, oui, faire de sa passion un métier est un chemin rempli d’embûches. Et de merveilles !
Et on avance, malgré la peur qui, souvent est le produit de nos projections. Est-ce que je me trompe quand j’imagine que lorsque tu pratiques ton art, ta passion, tu n’as pas peur? Et que, au contraire, tu es portée?
Le chemin peut sembler long quand on a un objectif précis en tête. Mais si l’on se concentre sur les étapes, chaque pas est une victoire. Chaque jour vécu est un cadeau. Bise !

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Natacha 24 mai, 2021 - 9:25 am

Chère Pauline,
C’est toujours drôle de voir les autres parler des écrivaines qu’on garde près du cœur. Je suis dans la dernière ligne droite d’un mémoire de recherche, et je m’obstine moi aussi à citer Ursula Le Guin chaque fois que je le peux.
En parallèle, ces deux dernières semaines, je me suis mise à relire Salicande, comme un doudou. Ce cadeau d’anniversaire de mes 11 ans (quand j’étais en 5°B comme le dit mon annotation de la première page) m’a accompagné dans chaque déménagement et dans cette grande période d’angoisse, il m’a réconforté, calmé, enveloppée à nouveau.
Bien sûr, j’ai grandi depuis 2009. J’y retrouve les mêmes thèmes avec des yeux de petite adulte, et je me demande si je me rends vraiment compte à quel point Salicande a été pour moi un élément fondateur.
Je l’ai fini à nouveau ce matin, entre 8 heures et 9 heures, et j’ai sangloté (encore) avec Claris, perchée sur Longue-Vue volant vers le château en flammes. Je me souviens de Bachir, mais j’ai oublié ce qu’était le sort d’Eben après le tournoi, et j’ai peur de le redécouvrir.
Il me reste dix jours d’écriture avant mon rendu, et tellement de travail, tellement de pages à rédiger, qui laissent peu de place à l’imagination, et qui demandent une rigueur à chaque instant, à chaque phrase. L’écriture de mémoire, c’est difficile.
Je me prends à penser que l’université est peut-être aussi rigide que le Nomadstère.
Qu’importe ! Ailleurs va prendre le relais de Salicande à mon chevet ces prochains jours, et j’ai bon espoir de tous les relire petit à petit. Ces dernières années, j’y retournais pour grapiller un passage ici et là, mais après toutes les émotions de l’année écoulée, j’ai envie de me replonger dans l’épopée.
Merci encore, pour tout.
Natacha

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Pauline Alphen 14 juillet, 2021 - 6:22 pm

Chère Nomade,
Le mémoire est-il terminé? Comment te sens-tu maintenant?
Oui, oui, l’université, le système scolaires laissent peu de place à l’imagination et ils sont rigides comme le Nomadstère qui, pourtant, n’avait pas cette vocation. Et, tu l’imagines, Claris va se heurter de plein fouet à cette rigidité et… réagir.
Je veux te dire que ce que tu me confies de ta lecture des Eveilleurs me touche profondément. La lectrice que je suis sais, qui pleure en relisant ses livres préférés et les oublie pour mieux les découvrir, comprend totalement ce que tu décris. La surprise, le cadeau sans cesse renouvelé, c’est d’apprendre que quelqu’un ressent cela avec ce que j’écris. Savoir que ces livres t’ont accompagnée, réconfortée, apaisée, enveloppée (quelle merveilleuse sensation) me rend si heureuse. J’aimerais tant en savoir plus…
En te lisant, je dis à moi-même : « tu vois, ça vaut le coup, il faut terminer, malgré tous les obstacles, avec ou sans éditeurs, cette histoire doit être écrite ». Cela ne pouvait que résonner quand, justement, j’ai repris le chemin du Nomadstère et de Salicande pour les deux mois à venir. Merci de m’apporter cet encouragement que je lis deux mois après que tu l’aies posté. Pardon de ne pas avoir répondu immédiatement. Tu le sais, je fais confiance aux errances du temps qui sait nous présenter ce dont nous avons besoin au bon moment.
Raconte-moi : comment s’est passée la lecture de Ailleurs, volume singulier de la saga ? Eben? Comment vas-tu?
Je t’embrasse

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Natacha B 8 janvier, 2022 - 10:53 pm

Chère Pauline,
J’avais raté la réponse, et je la trouve maintenant après avoir renvoyé un message dans le contact! Le temps est une chose étrange mais les lettres sont toujours quelque part pour être lues.

Le mémoire s’est terminé sur les chapeaux de roues mais s’est terminé honorablement et c’était tout ce que j’espérais! J’ai adoré la trilogie de Mars de Kim Stanley Robinson, et j’ai adoré écrire sur la terraformation dans la trilogie, mais le jeu de l’écriture en un temps limité est un jeu qui est très mauvais pour mes nerfs. Ailleurs, L’alliance et le Passage m’ont bien aidé à surmonter ces dernières semaines du mois de mai et de début juin.

Eben me manque terriblement, lui et son phare-bibliothèque, mais après avoir encore avancé, Bachir me manque aussi. Leurs absences sont déchirantes, même après tant de relectures. Peut-être même encore plus. Et Nim!

Bon weekend, encore! Et à bientôt, j’espère.

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Pauline Alphen 9 janvier, 2022 - 1:21 pm

Chère Nomade,

Quelle joie de te lire !

Une fois de plus, ta lettre tombe à pic, quand je suis à nouveau dans les Eveilleurs.
En y répondant, je finis par écrire un nouvel article que tu retrouveras bientôt sur le site. Tu vois, l’écriture des uns alimente toujours celle des autres. Dans cette activité solitaire se tissent des liens collectifs invisibles.

Je suis d’accord, l’écriture doit pouvoir s’installer dans le temps dont elle a besoin. Pour chaque texte, ce temps diffère mais il est toujours une composante majeure. Ce long temps de l’écriture est une des questions compliquées posée par l’élaboration des Eveilleurs. Selon les éditeurs, cette écriture « prend trop de temps ». C’est absurde bien sûr mais cela montre simplement que le temps du marché de livre, ce temps de la marchandise et du profit, n’a rien à voir avec le temps de la création.

Je suis formidablement heureuse que L’Alliance et le Passage t’aient accompagnée pendant l’écriture de ton mémoire ! C’est pour moi le plus beau des compliments : que les livres de fiction accompagnent la vie dite réelle et contribuent à y apporter du sens. Je lisais encore hier notre chère Ursula K. Le Guin dire exactement cela.

Tu sais, Eben, Bahir, Dag et Nim me manquent aussi. Eben me manquait déjà en commençant à écrire les Eveilleurs parce que je savais qu’il partirait depuis le départ. A chaque scène que j’écrivais de lui vivant, je pleurais déjà sa mort. C’était douloureux. Pour Bahir, j’ai été aussi surprise que le lecteur quand j’ai compris qu’il partait lui aussi. Je n’avais pas prévu cela dans mes plans et devant l’évidence, j’ai été très secouée.
En écriture comme dans la vie, il y a les plans qui donnent la direction et il y a le voyage avec ses surprises. Une fois les plans et la structure mis en place, c’est le tour des surprises qu’apporte l’écriture. Les plans sont faits, à mon sens, justement pour libérer l’écriture et donc courir le risque délicieux que les plans soient contrariés.

Je connais pas la trilogie dont tu parles mais je vais m’empresser de me renseigner !

Écris-moi quand tu veux, toujours.

Prends soin de toi en ce Temps Blanc !
P.

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