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Se blottir entre les pages et dormir

L’automne s’annonce. Les maïs ont perdu leur flamboyance, les sols seront bientôt nus, les noix à terre. En rentrant du collège par le Chemin des Abeilles, je me repais de la vision des terres vallonnées, brunes et blondes, des petits rapaces survolant les champs labourés et le souvenir d’une biche croisant les hauts blés. Impossible de ne pas penser aux EVEILLEURS.
J’ai emprunté ce chemin des centaines de fois, accompagnant au collège un enfant, puis l’autre. Ces terres ne sont pas les miennes —quelles sont-elles? A venir?— mais elles sont familières. Au moment de quitter ce que l’on connaît, ce qu’on laisse derrière soi paraît plus rassurant qu’il ne l’a jamais été.
C’est peut-être le dernier automne sur ces terres, dans cette maison, le dernier livre écrit dans cette cabane. Peut-être… Moins qu’une volonté, c’est le parfum des adieux que je sens. La sensation avant la décision. Faire ses adieux est un art délicat.
Le processus d’écriture m’a toujours fascinée. Dès l’adolescence, je dévorais les journaux d’écrivains et leur correspondance: Virginia Woolf, Anaïs Nin, Flaubert, Rilke, Sylvia Plath, Katherine Mansflield, Marguerite Yourcenar. Ce qui m’intéressait était la relation entre la vie quotidienne et leur travail, l’alternance des doutes et des enthousiasmes, la naissance des idées. Je ne cherchais pas des informations ou des conseils, j’étais curieuse de savoir comment cela se passait pour eux.
Longtemps, je n’ai écrit que de la poésie. Le temps de la poésie est particulier. Rechercher les mots justes, le rythme approprié, la traduction au plus près de la musique interne faite d’émotions, de sensations, d’émerveillements. Beaucoup de temps pour peu de mots. Parfois, des mois pour quelques lignes. Un texte n’était abouti que lorsque j’avais la sensation —parfaitement subjective— d’avoir dit au mieux ce que je ressentais. Cela me convenait parfaitement. Je n’étais pas pressée. Je ne pensais pas être lue un jour. Le temps de l’écriture était un temps hors du temps.
Je n’ai pas vraiment travaillé autrement pour le premier tome de LES EVEILLEURS. L’écoute, la concentration, l’ouvrage repris encore et encore. Mais, soudain, il y avait une histoire à raconter, dix histoires, maintes mélodies, différents instruments. Une symphonie ! Moi qui doutais de pouvoir écrire plus que 99 pages, j’ai été emportée par un fleuve bouillonnant, imprévisible, alternant tourbillons et calme plat, rochers, mousses, profondeur et surface, eaux limpides et boueuses. Une multitude d’êtres vivants et le chatoiement des arbres ! J’ai nagé, surnagé, coulé, flotté, ouvert les yeux sous l’eau, j’ai frissonné, j’ai compté les pierres et les nuages, j’ai regardé.
Ces onze dernières années, avec LES EVEILLEURS,  j’ai observé avec étonnement la façon dont mon travail s’inscrivait dans le temps réel —celui des montres et des calendriers. Pourquoi le temps passe t-il si vite lorsque j’écris alors que le processus est si long? Comment les douze mètres carrés de la cabane au fond du jardin se transforment-ils en château, villages, cols, montagnes, forêts? Pourquoi une certaine pièce du puzzle met-elle des semaines à trouver sa place alors que, d’autres fois, tout coule comme de l’eau de source? Comment un personnage imprévu s’impose t-il si fortement que je pourrais le toucher? Par quels processus mon cerveau transforme t-il des pensées en mots, des émotions en dialogues, des êtres imaginaires en personnages vivants et tout cela en images en mouvement?
Ce que je sais c’est que, dans le récit, chaque personnage possède un rythme propre. Certains se dévoilent très vite, d’autres jamais. Il y a les bavards, les taiseux, les meurtris, les surpris, les poétiques, les bénis, les révoltés. Il y a ceux qui mourront. Ceux qui naissent au bout des doigts par surprise. Certains agissent, d’autres observent. Certains se promènent, d’autres se fixent. Exactement comme dans la vie. Ils grandissent, mûrissent et s’expriment lorsqu’ils sont nourris par l’attention, l’intention, l’amour. Ils portent en eux le récit. Le récit dans sa globalité tissé des récits de chacun. Je me sens parfois comme une araignée essayant de faire tenir ensemble tous ces fils transparents.
J’aime les araignées, je répugne à détruire leurs œuvres quand je fais le ménage dans la cabane. Elles me parlent de la délicatesse de la solidité, de la fragilité de tout, de persévérance, d’éternel recommencement. Lorsque je m’impatiente, elles me rappellent que j’ai été cet enfant, cette jeune fille qui passait des heures à tamiser ses sensations, à guetter le mot juste, à regarder. Elles me rendent au le temps de l’écriture.
Il n’est pas toujours été facile de faire coïncider les différents temps. L’éditeur travaille dans le temps du marché, des ventes, des contrats, des bilans comptables, de la fabrication. L’éditeur rend le livre réel. Pour que tous ces mystères prennent corps et s’inscrivent dans ce qu’on appelle la réalité, il faut aussi respecter ce temps-là. Parfois, les temps se heurtent, ils doivent s’adapter les uns aux autres. Mon éditrice m’a merveilleusement accompagnée toutes ces années. J’ai écrit ce que je voulais écrire, comme je voulais, avec la certitude de son regard fin et bienveillant.
Le lecteur évolue dans le temps du désir, du plaisir, du jeu. Il dévore, il veut savoir, il s’impatiente. Comment faire lorsqu’il lit en deux jours ce que je mets un an à écrire? Plus que tout, je voulais que le lecteur lise vraiment. Je veux dire, pas seulement qu’il veuille savoir la fin de l’histoire, qu’il égrène des péripéties, mais qu’il s’installe dans la lecture. Qu’il ait ce plaisir, ce vertige là. Celui, qui a façonné, consolé, délacé mon enfance et mon adolescence. Plonger dans un livre, être happée, bouleversée, emportée, vouloir se blottir entre les pages et dormir. Je souhaitais qu’il se retrouve dans LES EVEILLEURS comme à la maison, comme dans une cabane dans les arbres, un phare, un voyage. A l’orée de chaque nouveau tome, à la fin de chaque volume, je me demande si je vais réussir.
Quand vous répondez à mon invitation, tant d’années après la parution du premier tome, quand je lis vos mots en réponse aux miens, la traversée se déploie plus libre, plus ample. Et l’écriture n’est plus un travail aussi solitaire. Elle prend tout son sens.

P.A.

🪶Abonnez-vous à ma newsletter mensuelle Écrire comme on respire. On y parle des Éveilleurs, du processus d’écriture, des lecteurs…
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4 commentaires

Théo B. 7 septembre, 2017 - 7:08 pm

Bonjour (ou bonsoir!)
Je tenais à vous remercier pour cette magnifique aventure ! Je suis un peu triste et sûrement déçus qu’elle se termine dans les deux prochains tomes des Eveilleurs. Je sais cependant que toute choses à une fin et que personne aime les fins…
Je prends le temps d’écrire ce paragraphe pour vous remercier pour ces onze années d’émerveillement à dévorer cet histoire merveilleuse. J’ai toujours beaucoup apprécié votre vision de l’histoire qui vit grâce au lecteur. Je ne sais pas si c’est cela ou le côté poétique de vos textes mais j’ai dévoré tous les tomes des Eveilleurs, ils m’ont toujours suivi et je ne pouvait m’empêcher de les rouvrir au moindre instant disponible pour retourner à Salicandre ne serait-ce que le temps de quelques pages, jusqu’a la fin du tome.
Sachez que votre volonté de me faire voyager à parfaitement fonctionné (comme n’importe lequel de vos lecteurs mais je n’ai pas la prétention de parler pour d’autres 🙂 ) et j’ai adoré chaque instant à lire ce récit. Et ce n’est pas une mince affaire car je ne suis absolument pas un lecteur et je ne lit que très peu de livre. Malgré tout vous avez réussi l’exploit de me faire lire, même si je n’arrive pas à trouver d’autres livre car il manque toujours quelque chose que je ne saurais décrire (peut être par manque d’expérience ?).
Encore une fois, je vous remercie pour ces superbes moments blottis sous ma couverture ou assis sur un muret à voyager dans un monde extraordinaire qui m’a happé de si nombreuse fois.

Je vous souhaite une bonne chance pour finir cette histoire et refermer la porte vers Salicande. Je vous suivrai de mon côté et jusqu’à la fin et, qui sait, peut-être que dans un futur (proche comme lointain) vous ouvrirez une nouvelle porte vers un autre univers tout aussi passionnant !

Un lecteur parmi les autres,
Théo

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Pauline 7 septembre, 2017 - 9:36 pm

Vous avez bercé mon adolescence avec les eveilleurs et l’étudiante encore enfant que je suis retrouve avec délice votre écriture qui à elle seule suffit à me transporter dans des contrées chaleureuses. Je suis réellement émue de pouvoir suivre cette aventure qu’est l’écriture avec vous.
Merci beaucoup

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laetitia 8 septembre, 2017 - 12:59 pm

Pauline,

Je suis heureuse de te lire aujourd’hui. C’est super ces carnets d’écriture !

Mon poster dédicacé des éveilleurs – du tome 3 – me suit dans mes déménagements et il est aujourd’hui affiché dans ma chambre, à Paris. L’avantage avec le temps des livres, celui de l’après publication, c’est qu’ils vivent pour toujours.

Je me replongerais avec plaisir dans l’univers des Eveilleurs, aujourd’hui ou demain, dans les Temps d’Avant ou ceux d’Après, dans les 2 tomes suivants ou les 5, peu importe.

Amicalement,

Laetitia la Bordelaise… désormais Parisienne

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Laure-Miaou 7 juin, 2018 - 1:32 pm

Les différents tomes des Éveilleurs SONT une « maison ». Personnellement, en tout cas, je m’y suis toujours sentie bien…
Tellement hâte de lire la suite !!! 😀

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