Peu d’écrivains ont marquée autant la lectrice vorace et l’apprentie écrivaine que j’étais que Virginia Woolf. Quand je lisais ses romans, j’avais la sensation d’être dans l’esprit et le ventre des personnages, de naviguer au gré de leurs émotions, d’être eux. V. W me bouleversait, m’émerveillait et me donnait envie d’écrire —c’est toujours le cas.
J’ai lu et relu son « Journal », traquant son parcours d’écriture, y buvant tout ce que trouvais de pistes, conseils et ressentis d’écrivain. J’ai beaucoup appris en la « regardant » écrire. J’ai ainsi compris très tôt que les doutes, les hésitations, les brouillons, les ratures, les pannes ne sont pas des ornières ou des obstacles à l’écriture mais bien le processus de création à l’œuvre : jaillissement et source souterraine, chaos et organisation, extase et angoisse, envolée et ralentissement. J’ai compris que le travail était le chemin et le temps un allié. Accompagner au jour le jour les différents états d’écriture de Virginia, ses tourments, son désespoir, sa terreur de la critique, a fonctionné comme autant de vaccins contre le découragement, l’angoisse qui paralyse ou la trop grande vulnérabilité à l’opinion des autres. Elle m’a aussi évité la tentation d’entrer dans l’histoire et de ne plus en sortir — que d’aucuns nomment la folie. Sa fin tragique m’a décidée à ne pas finir dans le lac, les poches pleines de pierre.
Beaucoup plus tard, en arpentant la fantasy et la science-fiction, j’ai découvert Ursula K. Le Guin. Élégance et épure du style, intelligence des thèmes, concision de la narration. Autre coup de foudre. Différent. On ne tombe jamais amoureux de la même façon. Le Guin me surprend et me donne envie de raconter des histoires.
Je n’avais jamais rapproché ces deux artistes jusqu’à ce que je tombe, ce matin, sur un passage de Le Guin au sujet de l’importance du rythme en prose :
« La pensée et l’œuvre de Virginia Woolf sont en soi de pures merveilles, et une aide précieuse pour quiconque s’intéresse à l’art d’écrire. Le rythme de sa prose est le plus subtil et le plus puissant qu’il m’ait été donné d’entendre de tous les auteurs de fiction britanniques. »
Et de citer une lettre de Woolf :
« Le style ? Rien de plus simple ; ce n’est qu’affaire de rythme. Quand vous avez compris cela, utiliser les mauvais mots devient impossible. Ceci dit, cela fait la moitié de la matinée que je suis assise là, débordante d’idées, de visions et de tout ce que vous voulez, mais incapable de les faire sortir parce que je ne trouve pas le bon rythme. C’est que le rythme, c’est quelque chose de terriblement profond, qui va bien plus loin que les mots. Quelque chose que l’on voit, une émotion, et c’est comme une vague qui se déclenche dans l’esprit et qui déferle, bien avant que ne viennent les mots pour le dire. »
V.W. décrit très exactement ce que je ressens lorsque j’écris. Cette vague, l’attente de cette vague, le déferlement, la recherche du souffle, le voyage de des profondeurs à la surface, et lorsqu’elle se retire, le patient travail des mots.
Je poursuis ma lecture et, dans l’introduction à l’une de ses nouvelles, Le Guin parle ainsi de l’action :
«À moins que l’action physique ne reflète l’action psychique, que les actes n’expriment la personne, je m’ennuie vite dans les histoires d’aventures ; souvent, à mon avis, plus il y a d’action, moins il se passe quelque chose. De toute évidence, mon intérêt me pousse vers le dedans. L’espace intérieur, tout le tintouin. Nous avons des forêts dans nos esprits. Des forêts inexplorées, infinies. Chacun de nous se perd dans sa forêt, chaque nuit, seul. »
Encore une fois, l’écrivain décrit ce que je ressens. Je n’irais pas jusqu’à dire que les histoires d’aventures m’ennuient mais oui, « souvent, plus il y a d’action, moins il se passe quelque chose » et surtout « si l’action physique ne reflète pas l’action psychique et si les actes n’expriment la personne » je ne vois pas de sens à l’action.
Vous me direz que j’aime ces écrivaines parce que je m’identifie à elles, que c’est une flambée narcissique et que c’est donc moi que j’aime en réalité. Ce serait simplifier à l’excès les liens complexes et délicats qui unissent lecteur et auteur. Lectrice, elles ont parlé à mon âme. Écrivain, elles me donnent l’illusion d’appartenir à une famille. Comme elles sont et seront toujours plus grandes que moi, elles me confortent et m’enseignent. Je les en remercie. Une famille, même imaginaire, ce n’est pas rien…
P.A.
N.B. J’utilise de façon indifférenciée le masculin ou le féminin pour parler d’une femme qui écrit. Cela peut faire débat et j’en comprends les enjeux. Je m’autorise cependant le droit de faire comme cela me chante et de m’emparer du masculin comme d’un neutre et de dire un écrivain, une écrivain ou une écrivaine.
3 commentaires
Je crois que tu as tout résumé dans ces dernières lignes : l’écriture est à la fois profondément solitaire, devant sa feuille… et famille immense, quand on partage notre passion. C’est toujours un tel plaisir de te lire, de lire tes réflexions, parce qu’elles en amènent d’autres comme l’eau d’une rivière qui fait rouler les pierres. Merci… !
Chère Nomade,
Voilà ! Roulons des pierres ensemble ! Je crois en cela. Bise
Bonsoir !
Il est très intéressant de t’entendre parler de ce lien « familial » qui t’unit aux autres auteurs qui t’ont marqué, se reconnaître dans leur parcours, etc.
C’est quelque chose qui me touche sur le plan personnel étant donné que j’ai déjà ressenti cela, pas tant par les auteurs et l’écriture, même si j’ai déjà eu de belles rencontres, mais plus par la spiritualité.
Quand j’ai franchi les portes de l’église orthodoxe de tradition russe à Toulouse pour la première fois, j’ai été subjugué par toutes les icônes qui s’y trouvaient. J’ai alors compris ce que pouvait signifier le concept « d’Église universelle » dont on parle parfois en théologie chrétienne. Toutes ces icônes de saints me donnaient une vraie impression de présence invisible à travers le support de leurs icônes de ces hommes et femmes qui ont vécu parfois des siècles avant nous. Depuis, j’ai vu des saints venir à moi sans que je le demande : toutes des rencontres qui m’ont énormément apportées comme celle de Sainte Thérèse de Lisieux ou encore Sainte Germaine de Pibrac (à côté de Toulouse) que je vais d’ailleurs aller voir en pellerin chez elle sous peu (en bon nomade que je suis).
Ce que tu vis avec tes auteurs, je les vis de mon côté avec les saints. Je trouve ça fantastique de richesse dans la diversité.
Et puis, il y a aussi ma famille. J’ai mon grand-père qui est décédé en 2011. Eh bien, depuis son décès, je le sens en moi. J’ai même assisté à l’éclosion en moi de goûts que je n’avais pas avant, et qui viennent de lui (comme l’architecture ecclésiale). Plus j’avance dans la vie, et plus je me rends compte que tout en étant une personne individuelle et indépendante, je suis tout autant relié et poreux aux autres personnes, visibles comme invisibles, humaines comme non humaines.
Parfois, je me demande où je commence et où je m’arrête. Et rien que cette question est extraordinaire de mystère et de richesse.
Enfin voila. Tout ça pour dire que la « famille imaginaire » est une chose importante, et je dirais même bien réelle.
Dans mes pages du matin (oui, je m’y suis mis), j’ai noté la chose suivante :
« Qu’est-ce qu’un mystique, sinon quelqu’un qui s’aperçoit que son imagination lui parle ?
Entamer un dialogue avec son imagination, est-ce si futile (voire fou) que ça ? C’est plutôt un dialogue qui, s’il reste fécond, peut modifier la réalité des choses.
Le monde extérieur prend un sens nouveau. Disons qu’elle est complétée par la réalité du monde intérieur qui se juxtapose à elle. »
Pour finir sur le plus important, je dirais : merci.