Écrire, pour moi, est intimement lié aux émotions.
Les émotions des personnages.
Celles qu’écrire provoquent en moi.
Je ne ressens pas d’angoisse en écrivant. La seule étape de l’écriture qui peut m’angoisser est celle où je n’écris plus ou pas encore. Au cours du processus d’écriture, je peux éprouver de l’inspiration, de la surprise, de l’excitation, de la joie, de l’irritation, de la satisfaction, de l’impatience, des doutes. Je peux être perturbée, désorientée, perplexe, remuée. Des sensations passagères qui s’effeuillent au rythme du flow.
On pourrait imaginer que les émotions, les sentiments, la façon de voir le monde des personnages sont toujours identifiés à ceux de l’auteure. C’est sûrement vrai dans les couches profondes et inconscientes de la création. Néanmoins, lorsque dans le récit, un personnage agit, pense, aime, sent, il s’agit d’elle ou de lui, pas de moi. Cela passe par moi qui l’écrit, c’est plus ou moins imprégné de ce que je vis, mais ce n’est pas moi. La distinction est tout à fait claire en ce qui me concerne. Jusqu’à aujourd’hui.
Aujourd’hui, je travaille un déjà en majorité écrit, quand je suis saisie par une émotion si forte que j’en ai les larmes aux yeux. Si forte que je suis obligée de m’arrêter et de respirer pour l’apaiser.
Ce chapitre raconte la mort d’un personnage. Je sais que ce n’est pas ce que j’ai modifié ou ajouté dans le texte qui a fait émerger ce sentiment. C’est autre chose. Mais quoi ?
Je reviens à mon texte et travaille un autre passage du récit avec d’autres personnages. Alors que je me lève pour prendre un dictionnaire, mon regard glisse sur une photo posée sur une étagère : ma mère riant aux éclats à son anniversaire de 90 ans.
Plus tard, j’écris à mon frère comme la saudade nous poignarde sans crier gare et comme la douleur, si elle n’est plus constante, ne s’estompe pas. Il me demande s’il s’est passé quelque chose de particulier, je réponds que non. Je ne fais pas le lien.
Quelques jours plus tard, alors que je reprends la mort de ce personnage qui ne me satisfait toujours pas, je suis à nouveau saisie d’angoisse : agitation, plexus serré, ventre noué. Je sors marcher, je fais de la paperasse, les courses, je cuisine, j’écoute la radio. Cette fichue angoisse ne se laisse pas distraire et continue à marteler.
Ce n’est qu’au milieu de la nuit que je comprends. Lorsque j’ai écrit la première version de la mort de ce personnage, ma mère était vivante. Le personnage n’est pas inspiré de ma mère et le récit de sa mort ne raconte pas celle de ma mère puisqu’il la précède. Cependant, aujourd’hui, trois ans plus tard, je retravaille la mort de ce personnage riche de tout ce que j’ai vécu dans cet intervalle. Même si ce qui se passe entre les personnages n’a pas vraiment changé, moi j’ai changé. J’écris la mort du personnage à la lumière des pertes que j’ai connues. Au mot « lumière », l’angoisse se dégonfle comme une baudruche percée. Oui, lumière. Ces deux morts ont cela en commun, elles sont lumineuses.
Parfois, la fiction anticipe le réel.
Parfois, l’écriture prédit la vie.
Parfois, l’écriture doit attendre que la vie la rattrape pour s’exprimer pleinement.
Pour l’une comme pour l’autre, il faut du temps.